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Génération Papacito

ean-Luc Mélenchon versus Papacito. L’énoncé a tout l’air d’une blague, mais en ces temps gorafiques on rit jaune. Les hommes politiques, les éditorialistes et les bonnes gens avaient découvert McFly et Carlito ; ils découvrent Papacito. Bienvenue dans la nouvelle extrême droite, celle qui flatte la société du Spectacle à force d’outrances médiatiques : l’heure est moins aux leaders de groupuscules communautaires qu’aux youtubeurs gueulards et charismatiques. Une extrême droite qui se convertit jour après jour aux canons de l’alt-rightaméricaine.

Replaçons rapidement le contexte. Le 6 juin, Jean-Luc Mélenchon consacre toute une série de tweets ainsi qu’une conférence de presse au youtuber Papacito, annonçant qu’il saisit la justice à son encontre. Le motif : une récente vidéo de code-Reinho, autre youtuber, où Papacito est invité à s’entraîner au tir à la chevrotine sur un mannequin caricaturé en « gauchiste » insoumis[1]. La vidéo a fait rire les habitués, et stupéfié les néophytes.

Papacito n’en est pourtant pas à son coup d’essai. Cela fait neuf ans que le youtuber a construit son personnage, au travers de son blog, de ses livres, de ses entretiens et de ses collaborations avec des comparses. Un personnage « viril », « stylé », avec des couilles et des fusils-mitrailleurs dans chaque bras[2]. Il a l’outrance facile, la punchline au kilo, un treillis militaire, un chien massif et une passion pour la boxe anglaise. Il est une caricature vivante, il le sait et il en joue : la punchline lui permet de polariser le débat et la société. Choisis ton camp, camarade : tu préfères « deux Gaulois solides qui font trois cents pompes au réveil » ou « deux merdes qui votent socialiste »[3] ? La question est vite répondue, les seconds ayant selon lui supplanté les premiers. De sorte qu’il faut constituer une contre-société : re-« devenez stylé »[4] ! Le style, il passe par les films que l’on regarde, les habits que l’on porte, les jouets et même les animaux de compagnie. Selon l’idée-cliché dans ces milieux « qu’on a le physique de ses idées », il ne suffit pas de militer pour le retour des « hommes forts » : il faut en devenir un soi-même.

Conférence de presse de Jean-Luc Mélenchon du 7 juin 2021

Une génération de rabatteurs

Papacito n’est pas un phénomène isolé. Aujourd’hui, il prend place aux côtés de Valek, Bruno le Salé, El Rayhan, Raptor Dissident, Psyko Sauce, Baptiste Marchais, et d’autres punchliners de droite radicale[5]. On pourrait sans doute dater le début du phénomène avec Alain Soral et ses mythiques : « Un journaliste, c’est soit une pute, soit un chômeur », « Je l’ai attrapé, je lui ai mis deux baffes dans la gueule, il a pété », « Hollande, on dirait un pharmacien de province atteint de constipation »[6]

Mais, à côté des punchlines, Soral a formé toute une génération politique à l’extrême droite. Il avait une doctrine, une idéologie clairement affirmée, nationaliste-révolutionnaire, qu’il défendait dans ses livres et ses conférences. Aujourd’hui, Papacito n’a pas vocation à donner des cours d’éducation politique. Certes, sur les plateaux de la chaîne identitaire TV Libertés, il se décrit tour à tour « royaliste » et « fasciste originel » (comprendre : mussolinien et franquiste, mais pas hitlérien)[7]. Mais la diffusion d’un argumentaire n’est pas son objectif.

Car il sait que sa gueule et ses punchlines séduisent, bien au-delà des milieux politisés. Papacito a beaucoup de talent en ce domaine, comme nombre de ses comparses. À la manière d’un Raptor Dissident qui sut attirer quatre millions de vues sur certaines de ses vidéos, il séduit avant tout les masses par la violence qu’il institue. Une violence si bien rythmée, si gratuite, si absurde qu’elle en devient rigolarde. Papacito ne fait pas que dire tout haut ce que beaucoup pensent un peu tout bas, il le crache avec assurance et insouciance. Face aux médias policés et aux analyses sans plis, il tonne et détonne.

Papacito (à gauche) et code-Reinho (à droite)

D’autant plus qu’il n’a pas la gueule de l’emploi. Papacito est un pur produit de la classe populaire : descendant d’immigré, grand fan d’Ice Cube et de rap américain en général, marié à une Africaine… On est loin du cliché de l’idéologue fascisant, vieillard provenant d’une famille nombreuse et bourgeoise, qui ne jure que par la messe en latin et la grandeur de la France perdue, et dont la caricature serait Henry de Lesquen.

« Papacito séduit avant tout les masses par la violence qu’il institue. »

De fait, il ne nous faut pas penser que ses centaines de milliers d’auditeurs sont tous des « royalistes » ou des « fascistes originels ». Mais ils aiment, plus prosaïquement, à rire du « gauchiste », de sa « barre vegan aux fruits rouges », de son « tabac roulé » et de sa « Despé chaude ». Le rôle de Papacito, explicite-t-il, est justement de créer un « contre-Canal+ culturel ».

C’est en cela, comme les autres punchliners de sa génération, un rabatteur. Il est chargé de garder vivace la culture qu’il porte auprès de ses auditeurs ; mais aussi d’en amener certains, une minorité, à se pencher de plus près sur ce qu’il raconte. Dès lors, ils seront redirigés vers d’autres individus, des intellectuels vulgarisateurs, cette fois-ci : Julien Rochedy leur dépeindra un Nietzsche réactionnaire, Laurent Obertone leur fournira des chiffres sur l’insécurité migratoire, Adrien Abauzit leur exposera les désastres de l’Antifrance.

Un âcre parfum d’Amérique

On retrouve là le schéma de l’alt-right américaine, cette nouvelle extrême droite qui prospérait sous Donald Trump. Le temps des groupes organisés, de la discipline à respecter et de l’idéologie à assimiler y est révolue. L’on n’intègre plus un groupe, sa culture et son héritage ; l’on suit un réseau d’influenceurs multiples. Il ne s’agit pas, pour les spectateurs de ces contenus, de militer dans le cadre d’un mouvement structuré ; cela les laisse sans contrôle.

L’énorme majorité en restera au stade de la raillerie occasionnelle du gauchisme. Mais un gradient de radicalisation s’étire. Après la politisation, vient l’insertion dans des communautés virtuelles fermées, voire, pour les plus engrenés, le recours à la violence, et même au terrorisme. Sans structure pour leur tenir la bride, sans mot d’ordre précis mais avec une envie folle d’en découdre, les potentiels terroristes ne sont pas regroupés en bandes organisées ; ce sont des loups solitaires, ou plutôt des chiens fous. « 180 euros et un quizz de merde vous sépare de l’assurance d’être entendu quand vous avez quelque chose à dire »[8] : la consigne est floue, à mi-chemin entre le rire et le sérieux. Beaucoup en resteront au rire ; quelques-uns risquent de le prendre au sérieux. La vidéo est ainsi relayée, sur Telegram, par un groupuscule néo-nazi qui, lui, souhaite la guerre civile au premier degré. C’est là le scénario qui a conduit à l’attentat de Londres, de Charlottesville, d’El Paso, de Christchurch, entre autres.

Manifestation « Unite the Right » à Charlottesville (août 2017)

Alors certes, la hantise sans cesse réaffirmée de la vague d’attentats d’extrême droite n’est pas pour demain. Jean-Yves Camus, grand spécialiste de l’extrême droite, l’analyse très bien : « Il y a 15 000 à 20 000 radicalisés islamistes sur notre sol, et un millier à l’ultra-droite. Et encore, parmi ces mille, tous n’ont pas, loin de là, des propensions terroristes. Donc, nous sommes en face de deux phénomènes qui sont absolument incomparables en ampleur »[9]. S’il est très loin derrière le danger islamiste, en termes de potentialité meurtrière, il n’en va pas moins croissant. Mais ce n’est clairement pas le problème premier que soulève cette génération de rabatteurs.

Surtout, ce changement d’organisation implique une transformation du rapport à la politique : la politique n’est plus argumentative, elle est esthétique. L’insertion dans un groupuscule garantissait une rigueur logique et un certain respect de la doctrine. La nouvelle extrême droite, elle, est fondée sur le ressenti, le style de vie, la caricature du camp d’en face et la satire, sans projet politique explicite à la clef. On se bat contre un adversaire fantasmé à coups de memes sarcastiques, en se conformant à sa propre caricature. Le gauchiste devient un être inaccessible par essence, une dégénérescence à lui tout seul, à combattre sans concessions. Un « nous », un « eux », cela suffit : la politique peut devenir pugilat. Tout cela n’est pas nouveau. Mais tout cela s’amplifie, jusqu’à effacer désormais l’idéologie, qui en devient comme cachée : on ne cherche plus à comprendre les tenants et les aboutissants logiques de sa posture, elle se suffit à elle-même.

« Après la politisation, vient l’insertion dans des communautés virtuelles fermées, voire, pour les plus engrenés, le recours à la violence, et même au terrorisme. »

La tactique éculée du No Pasaran

Faut-il, une fois de plus, crier au loup avec la meute ? Evidemment, répondront certains. L’appel au meurtre est caractérisé, on ne peut pas rester sans rien faire. Mais à quoi sert de crier au loup, puisque c’est le meilleur moyen pour lui de se présenter comme une brebis immaculée, souillée par l’intolérance du camp d’en face ?

À vrai dire, cela fait des années que les extrêmes s’entre-offusquent à coups d’adjectifs ulcérés. Le clivage ne fait que se polariser, s’hystériser. Mélenchon et Papacito le creusent encore plus. D’un côté, on dit du « fasciste » qu’il est irréformable, irrécupérable, que le fascisme, « on l’élimine ou on en crève »[10]. De l’autre, on fait la même chose.

Cette focalisation du débat autour de l’irréconciliable duo a de quoi arranger le pouvoir. Il n’a plus qu’à sortir l’argument-massue, la carte-castor, qu’il se fait désormais un plaisir d’étendre à gauche : « Voyez comme ils sont hystérisés, antirépublicains, ces extrêmes incapables de gouverner le pays ». La mécanique est bien rodée. Elle n’a plus qu’à tourner de plus en plus vite. C’est là la logique même de la société du Spectacle : du sensationnel, du pugilat (peu importe qu’il soit fantasmé ou non). Et il en faut toujours plus. Toujours plus hard, plus gore. On attend la prochaine vidéo de code-Reinho au bazooka, et la méga-indignation subséquente de Mélenchon. Le Spectacle tourne à plein, tourne à vide.

Eric Zemmour sur le plateau de CNews

En fait, nous sommes en train de rejouer sur Internet une redite de la bataille de la télévision. Cela fait bien dix ans qu’à la télé, une guéguerre oppose la gauche morale aux nouveaux réactionnaires. Les premiers prospèrent en jouant sur la peur de voir les seconds progresser. Les seconds progressent en montrant combien ils sont diabolisés. Mais Zemmour est un « diabolisé heureux », comme disait Taguieff, qui tire son succès médiatique de la diabolisation. Et effectivement, le discours des premiers ne prend plus ; « Touche Pas à Mon Poste » ne produit des séquences mémorables que s’il invite des membres d’une droite chaque fois plus extrême[11]. À voir le duel Mélenchon – Papacito, on a l’impression de revivre, sur Internet, la bataille Ruquier – Zemmour. L’extrême droite gagne peu à peu un terrain culturel que la gauche libérale lui avait interdit d’occuper il y a vingt ans. Et comme la gauche libérale, dont le levier le plus sûr consistait à jouer sur la peur de l’extrême droite, Zemmour joue sur la peur de ces hordes de casseurs décoloniaux. La frénésie du Spectacle semble être un éternel recommencement, qui ne mène nulle part.

Sinon vers toujours plus d’anti-intellectualisme et de rejet du camp d’en face, la « gôche » ou les « fachos ». Il n’y a qu’à comparer les différentes générations de rabatteurs d’Internet. Disons, grosso modo, Soral jusqu’en 2015, Le Raptor jusqu’en 2018, et Papacito depuis. Soral donnait encore de la « gauche du travail » et animait une maison d’édition, Kontre-Kulture. Puis, le Raptor s’est senti les mains libres pour dénoncer le « gauchisme culturel » et remplacer les références idéologiques par quelques statistiques données ici et là. Papacito, lui, se déclare libéral (que le plus fort et « viril » gagne) et fustige l’extrême droite anticapitaliste, aux relents encore trop gauchistes ; et, on l’a dit, les références s’effacent au profit de la posture. Si Le Greco est cité, c’est parce que « il y a des partouzes partout, ça c’est de la vraie culture » ; si Nietzsche l’est, c’est pour mieux le fustiger : dans Le Gai Savoir, « y a ‘‘gay’’ et y a ‘‘savoir’’, ça fait deux bonnes raisons de le foutre à la poubelle »[12].

« L’extrême droite gagne peu à peu un terrain culturel que la gauche libérale lui avait interdit d’occuper il y a vingt ans. »

Pendant que le débat intellectuel mérite de moins en moins ce nom, que les leaders d’opinion ne font que réveiller les bas instincts de leurs suiveurs et que le crachat remplace la réflexion, le capitalisme libéral triomphe. Il prospère sur l’atomisation des consciences et leur aveugle opposition.

Et dans cette guerre virtuelle, on en oublie l’essentiel. Le pays, les gens. Lorsqu’il lui arrive de ne plus se dire mélenchoniste ou amateur de Valek, Usulien ou Zemmourien, mais « peuple français ». Lorsqu’il arbore par exemple un certain gilet, le pouvoir prend peur et réplique par une répression sans merci. Le pouvoir a peur du dialogue et de la revendication commune. Il se rit des fanfaronnades numériques de Papacito et de Mélenchon. Mais il a pris peur du rond-point où se parlaient le royaliste, l’anarchiste et le communiste.

 

Source: Le Comptoir

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