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La Cour d'Honneur et Pommerit-le-Vicomte-Par A. Markowicz

Nous étions avec les acteurs, pour les dernières notes de Tiago Rodrigues sur son spectacle, juste avant la première. Ce qu’il disait du public, du fait qu’il faut porter la voix vers tous les sièges, vers les places les plus hautes, pas (seulement) vers les rangs du niveau zéro qui, en gros, sont celles des invités de toutes les premières. Il y avait cette nervosité calme (si je peux dire ça comme ça) des soirs d'avant la première, quand le spectacle est prêt et qu’il n'existe pas encore, même s’il existe déjà, puisque la veille, pendant l’avant-première, il avait déjà été joué, devant (seulement) 900 personnes, invitées (parmi les spectateurs de cette avant-première, plein, plein de jeunes). Le théâtre, selon l'expression de Rousseau, que Tiago cite souvent, comme une fête civique (il faudrait que je retrouve la phrase complète, telle que Rousseau l’a écrite). Une fête civique, oui. Et d'autant plus que, ce spectacle-ci, celui du 5 juillet, c'était le premier à se jouer totalement complet, les gens, comme avant, assis les uns à côté des autres, ensemble — comme une espèce, je ne sais pas, d’enclave, en même temps, je me disais ça, parce que, oui, il fallait avoir passé tous les barrages liés aux tests (tu ne te testes pas, tu n’es pas vacciné, tu n'entres pas — et ça aussi, c’est un changement de monde, en bien et en tragique en même temps), et tu entends, derrière, une petite poignée d'intermittents manifester contre la réforme des retraites, et toi (nous, en l’occurrence), tu entres : une dame formidable de l'organisation te fait entrer, parmi les VIP, tu t'installes au niveau zéro (les places les plus proches — nous avions deux places, en tant que traducteurs — deux et pas trois), tu t’installes, tu regardes le plateau vide, tu attends, tu regardes sur les côtés, les gens qui montent, en file, tu vois les places vides qui se remplissent, tu ne remarques pas même quand et comment, tu regardes, devant toi, les gens qui font des photos, et, aussi étrange que ça puisse paraître, tu vois que les photos qu’ils prennent, ce sont des selfies, tu le vois parce que tu vois leurs visages sur les portables alors que tu ne vois que les nuques de ceux et celles qui se photographient, et, là, quelque chose te pousse à te tourner complètement, ce qui est très difficile, à cause des sièges (nouveaux), et tu découvres l'immensité de l’assistance, la vraie hauteur, et — oui, ça donne comme un peu le vertige, parce que, ce n’est pas seulement que c’est immense. C'est immense et, en même temps, par l'architecture des lieux, je dirais presque intime. C’est chacun, et tout le monde, et c’est ensemble, en tout cas, là, pour 2h30. — Et puis, dès le lendemain, le rituel de la curée critique, contre le spectacle, contre Tiago — une curée qui, cette fois, nous épargne, parce que la plupart des journalistes, même quand ils consacrent une pleine page au spectacle, ne nous citent même pas. Tchekhov, n’est-ce pas, a écrit en français, et, le deuxième acte qu’ils ont vu, avec Firs et Charlotta qui se racontent dans la nuit, c’est Stanislavski, sans doute, qui l’a monté — en français aussi, je suppose.
 
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Le jour de l’avant-première, nous, donc, nous étions à Avignon, Françoise a reçu une nouvelle : il n’y aurait pas de rue Polig Monjarret à Pommerit-le-Vicomte (Côtes d’Armor). C'était une victoire, une nouvelle victoire, car tout avait commencé avec, au terme d’un long et usant travail d’information, le renoncement de la mairie de Plescop (Morbihan) de donner le nom de ce nationaliste breton incarnation de la collaboration avec les nazis au collège de la commune, puis le renoncement de la mairie de Guingamp (sa ville natale) de donner son nom à une rue. Ce Paul, dit Polig, Monjarret est le créateur du plus grand festival de France — pas Avignon, mais le Festival interceltique de Lorient. C’est à lui que Jean-Yves Le Drian, du temps où il était maire de Lorient, a fait dresser une statue. — Sous l’Occupation, membre des Bagadou stourm (brigades de combat du PNB — Parti national breton, allié aux nazis contre la France — il se réclamait des « jeunesses organisées, donc fortes, de pays comme l’Allemagne, l’Italie, le Roumanie, la Finlande ». Par la suite, il s’est fait passer pour réfractaire au STO, alors qu’on le voyait partout, qu’il organisait des « fêtes celtiques » et, comble de cynisme, il s’est fait passer pour « déporté » alors que la Gestapo avait organisé — comme Françoise devait le démontrer – son exfiltration, en famille, vers l’Allemagne puis l’Autriche où il était allé rejoindre ses amis, les SS bretons du Bezen Perrot. Après-guerre, rentré en France, il avait fait un petit séjour en prison, puis, grâce notamment aux efforts de son père (un des membres influents de la bourgeoisie de Guingamp), il avait été libéré et blanchi — pas tout de suite... « Le préfet ne voulait pas me relâcher de peur qu’on me tue », devait-il dire dans une interview à la fin de sa vie...
 
Bref, il s’était fait passer pour un innocent musicien, injustement persécuté, et il avait aussitôt repris le combat pour l’indépendance de la Bretagne. Il avait compris une chose fondamentale : politiquement, le mouvement breton avait perdu, parce que les gens haïssaient les nationalistes, les Breiz atao, les collabos (je le rappelle, on disait dans le peuple : ‘Breiz atao, mat da lac’ho » — Breiz atao, bons à tuer), mais le combat pouvait reprendre par la musique comme fondement de l’interceltisme, c’est-à-dire la défense d’une « race bretonne » celte et non pas française. De là, la création du Festival interceltique. Monjarret est un acteur essentiel du mouvement de « reconquista » qui, aujourd’hui, domine entièrement ce qu’on appelle la « culture bretonne ». Les militants font de lui un père fondateur et le défenseur de la « musique bretonne », ce qui suppose d’occulter son parcours et ses sources idéologiques. Ça ne veut pas dire, — je le répète une nouvelle fois, — que le mouvement breton d’aujourd'hui est composé de nazis. Ça veut dire que les militants d’aujourd’hui, qui peuvent être de gauche ou de droite, continuent d’interdire tout rappel de la vérité, et refusent de la voir eux-mêmes : si Yannik Kerlogot, aujourd’hui député macroniste, avait pris la tête d’une meute de militants armés de panneaux à la gloire de Monjarret pour interdire la conférence de Françoise sur Armand Robin à Guingamp et l’avait décrétée « persona non grata », c’est qu’elle avait publié un dossier sur Monjarret, et que ce dossier avait contribué à éclairer la municipalité de Guingamp qui était revenue sur sa décision de lui donner le nom d'une rue à cet homme qui avait été un collaborateur.
 
Ce dossier, ces articles mis en ligne, toutes sortes d'associations les reprennent, en la citant ou sans la citer, en la prévenant ou sans la prévenir. Et, petit à petit, ça sert tout de même à quelque chose. Ces dossiers, ces recherches — objet de fureur de la part des militants bretons parce qu'elles sont, factuellement, imparables — résultent aussi d’une position civique.
 
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Rechercher dans les pièces les rédactions premières, celles que Stanislavski a demandé de changer, et se demander pourquoi il ne pouvait pas admettre de terminer un acte dans le noir, par une scène lunaire, entre deux personnages lunaires qui parlent de quelque chose que personne ne comprend, et revenir, mot après mot, en recherchant ce qu’il faut bien appeler la vérité du texte — et, dans le même temps, travailler sur l’histoire, sur la vérité des faits, en essayant d’analyser leurs raisons, leur origine, leurs conséquences : c’est finalement la même chose. Un travail matériel, un travail d'interprétation — pas objectif, non, parce que personne n’est objectif, mais concret, étayé, factuel.
 
 
Un travail qui permet de vivre, dans le même monde, d'Avignon à Pommerit-le-Vicomte, malgré tous les malgrés.
 
André Markowicz
 

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