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Andreï Makine et la guerre: une réponse

Andreï Makine a donné au Figaro une interview parfaitement représentative d'une analyse de la situation en Ukraine qui me semble problématique. C'est l'occasion pour moi de tâcher de mettre de l'ordre dans des idées nourries de lectures assidues et anxieuses. Réflexions qui ne sont pas d'un expert mais d'un citoyen qui tâche de s'informer.

 

 

Olivier Tonneau

 

Dans son interview, Andreï Makine revient sur l'histoire longue de l’extension de l’OTAN, des interventions militaires en Yougoslavie et en Irak, de la sortie des USA du traité ABM qui limitait l'installation de boucliers antimissiles: ce sont ces événements qui sont cause que "les Russes se sentent réellement assiégés". Bien sûr, il a raison. Il est pourtant troublant que l'événement le plus récent cité par Makine date d'il y a déjà vingt ans. Comme souvent dans les analyses qui mettent l'accent sur les menées de l'OTAN, on a le sentiment d'une causalité floue. D’un point de vue strictement réaliste, il était imprudent d’empiéter sur les plates-bandes de la Russie comme l’ont fait l’OTAN et l’UE après la dissolution de l’URSS. Si la Russie avait envahi l'Ukraine en 2004, c'est-à-dire après les guerres en Yougoslavie et en Irak, alors que l'OTAN et l'UE s'étendaient à toute vapeur et après la "Révolution orange", il aurait semblé évident que les menées de l'OTAN avaient causé l'agression.

Mais la Russie ne réagit pas aujourd'hui à une menace du même ordre – d’ailleurs personne n’est capable de dire exactement ce que la Russie était censé craindre. Une invasion ? Bien sûr que non. Une perte d’influence économique ? Et elle ferait la guerre pour ça ? Il y a des mots magiques qui servent aujourd’hui à masquer ce flou analytique – par exemple "provocation". L’Ukraine et l’OTAN ont "provoqué" la Russie - mais qu’est-ce que ça veut dire exactement ? On l’a menacée ou on lui a manqué de respect ? Mais quel respect lui est-il dû ? On évoque souvent le "sentiment d’humiliation" d’une grande puissance qui ne jouait plus le rôle qu’elle voulait sur la scène internationale et n’a pas été accueillie comme elle le souhaitait. Mais pourquoi devrions-nous compatir à ce sentiment ? Au fil de ces mots magiques, l’analyse glisse insidieusement du "réalisme" vers un sentimentalisme bizarre : il faut comprendre les Russes, ils ne peuvent pas se penser autrement que comme un grand peuple. Ce genre de discours ne m’inspire aucune compassion. C'est un peu comme si on disait des guerres auxquelles participent la France ou le Royaume-Uni: "Vous comprenez, ils ne se sont jamais remis de la perte de leur Empire...".

Andreï Makine ne mentionne qu’une cause directe de l’invasion ukrainienne : le conflit au Donbass. Mais sur ce sujet, il me semble tenir un discours fallacieux désormais répandu. D’une part, il reprend le chiffre des 13000 morts "russophones" comme s'il s'agissait de 13000 personnes tuées par les forces ukrainiennes dans l'indifférence générale, alors que ces morts sont des deux côtés et principalement des soldats. D’autre part, il omet totalement l’implication de la Russie dans le conflit : on dirait qu'elle y a assisté impuissante jusqu'au jour où elle a décidé de le faire cesser, alors qu'elle en a toujours été un protagoniste et qu’il aurait probablement cessé bien plus tôt si elle s'en était désengagée.

Enfin, il y a la sempiternelle question des "nazis" Ukrainiens. Oui, il y a des mouvements néonazis en Ukraine ; oui, le gouvernement ukrainien joue un jeu dangereux en les incorporant dans son armée ; mais comme le dit Makine lui-même, l’Ukraine n’est pas un pays nazi, comme en atteste le fait que ces mouvements ne pèsent rien électoralement. Ils dépérissent en temps de paix et prolifèrent en temps de guerre, et l’invasion par la Russie leur offre une opportunité en or. Je pense que le gouvernement de Kiev a fait une très lourde faute en introduisant ces groupuscules dans son armée, et je suis inquiet de l’évolution de la société ukrainienne.

Mais quand Andreï Makine écrit qu’ "il faut comprendre que cela ravive chez les Russes le souvenir de la Seconde guerre mondiale et des commandos ukrainiens ralliés à Hitler, que cela donne du crédit, à leurs yeux, à la propagande du Kremlin", et que "des journalistes occidentaux auraient dû enquêter sérieusement sur cette influence et l'Europe condamner la présence d'emblèmes nazis sur son territoire", n’inverse-t-il pas les responsabilités ? L’Europe doit-elle se donner pour tâche de ne donner aucun grain à moudre au Kremlin, ou celui-ci est-il responsable de sa propagande ? Quand on sait, par ailleurs, que la Russie a aussi ses nazis qu’elle a mobilisés dans le Donbass, ce genre de propos semble un peu louche.

Bref, on ne comprend pas trop où Andreï Makine veut en venir. Bien sûr, il condamne "cette guerre, toutes les guerres", se défend d’exonérer "le maître du Kremlin" ou de renvoyer les deux camps dos à dos ; pourtant on peine à trouver dans son texte quelque responsabilité de Poutine que ce soit, les causes étant intégralement à chercher du côté de l’OTAN et de l’Ukraine. Je lis très souvent ce genre de discours qui a trouvé, je crois, sa formulation exemplaire dans la bouche d’Eric Zemmour : l’Occident serait responsable mais la Russie coupable. Mais cet amphigourisme (lointain écho de l’affaire du sang contaminé) ne veut rien dire.

Je reviens toujours à la même chose : plus j’y réfléchis et plus je pense qu’aucune analyse n’est possible si l’on ne découple pas l’analyse de l’impérialisme poutinien de celle de l’impérialisme américain. Makine ne le fait pas et semble, comme tant d’autres, escamoter l’un par l’autre et c’est vraiment dommage.

Je suis contre tous les empires. Je n’ai aucune sympathie pour la croyance des Américains en leur "destinée manifeste". Pas davantage de sympathie pour les nostalgiques de l’Algérie française. Et pas davantage pour les nostalgies de la splendeur Russe, ou soviétique, ou slave, ou quelque autre variante que ce soit.

Je crois que cette guerre a été déclenchée par la Russie parce qu’elle a toujours cherché à pousser ses pions en Ukraine, parce qu’après la prise facile de la Crimée elle a sapé l’intégrité de l’Ukraine en alimentant les conflits dans l’Est, et parce qu’un Poutine opportuniste a mal évalué le coût de ce qu’il imaginait être une promenade sur Kiev. Je ne sais même pas s’il a un but de guerre précis ; probablement négocier le plus gros butin possible à partir d’une position de force, renforcer son image de héros patriotique alors que sa légitimité intérieure est faible et que les élections sont dans deux ans, et au passage profiter de la guerre pour renforcer encore son emprise totale sur la société Russe qu’il entend désormais "purger".

Je crois que les USA ont toujours oscillé vis-à-vis de l’Ukraine. D’abord opposés à son indépendance par peur du chaos dans l’espace post-soviétique, ils l’ont contrainte à se désarmer face au voisin qu’elle craignait parce qu’ils ne voulaient pas d’une puissance nucléaire de plus. En contrepartie de ce désarmement, ils lui devaient la protection et lui ont pourtant toujours refusé l’entrée dans l’OTAN qu’elle a incessamment demandée. Au plus fort de la phase expansionniste de l’OTAN (et de l’UE) vers l’Est, ils se sont contentés de lui offrir divers "partenariats" et de l’assister en sous-main. La raison pour laquelle les USA n’ont jamais intégré l’Ukraine dans l’OTAN est évidemment qu’ils savaient parfaitement que la Russie ne l’accepterait pas et qu’ils étaient beaucoup plus anxieux d’éviter une confrontation ouverte avec les Russes que de protéger les Ukrainiens.

Les Etats-Unis ont joué avec le feu, comme les dangereux irresponsables qu’ils sont, donnant à l’Ukraine le sentiment qu’elle était protégée alors qu’elle ne l’était pas et à la Russie le sentiment qu’elle était menacée quand elle ne l’était pas – et donnant, par surcroît, la possibilité à Poutine de monter en épingle cette prétendue menace en 2014 et aujourd’hui.

Economiquement, l’Ukraine a vécu depuis l’indépendance entre le marteau du FMI et l’enclume de la Russie ; dépendante économiquement d’un voisin qu’elle craignait, elle ne pouvait s’en affranchir qu’en se soumettant aux purges exigées par les doctrinaires Américains (et Européens). Pour la mener entre ces deux écueils, elle n’a pas eu un Tito mais une série de dirigeants corrompus qui oscillaient d’Est en Ouest selon que cela arrangeait leurs intérêts personnels. Les rivalités entre clans oligarchiques ont dégénéré en rivalités régionales, chacun tâchant de se constituer une base. Pourtant, les oscillations entre l’Ouest et l’Est n’ont jamais donné naissance à un mouvement anti-indépendantiste et rien n’a jamais permis de penser que l’Ukraine voulait redevenir Russe – retrouver son "peuple frère" comme je le lis parfois.

Aujourd’hui où en sommes-nous ? Les Ukrainiens sont lâchés dans l’épreuve du feu par les Américains qui n’ont jamais été prêts à les défendre contre la Russie. J’ai dit plusieurs fois qu’à mon avis les Américains sont enchantés de voir Poutine se noyer dans le sang des Ukrainiens – car il bien possible que Poutine se soit lancé dans un conflit qui l’épuisera.

Mais à quel prix ? Il infligera certainement toutes les souffrances imaginables aux Ukrainiens comme à son propre peuple avant de rendre gorge, puisqu’il n’y aurait pour lui pas de salut dans la défaite. Mais peut-être aura-t-il le temps, en chemin, de ruiner également l’OTAN, car les USA ne défendront probablement pas non plus les Pays Baltes si la Russie s’avisait d’y entrer. Et pourquoi ne le ferait-elle pas, ne serait-ce que, justement, pour exposer la vacuité de l’OTAN et la duplicité des USA vis-à-vis de leurs alliés ?

Je souhaite que cette guerre horrible cesse aussi vite que possible. Si cela suppose la "Finlandisation" de l'Ukraine, la reconnaissance de l’annexion de la Crimée et des référendums d’autodétermination dans les républiques de l’Est, soit. Personne aujourd’hui ne peut dire ni si cela a été proposé, ni si cela serait accepté. Il est possible que nous allions au-devant d’un chaos indescriptible qui pourrait voir la chute de Poutine, l’accélération du déclin des USA, et dont la Chine saura probablement tirer les marrons du feu. Un empire chasse l’autre.

Pendant ce temps-là, que faire sinon manifester notre solidarité avec les Ukrainiens en lutte, avec les opposants russes à la guerre, notre refus des rhétoriques enflammées des deux camps, notre respect des cultures et espérer qu'un jour on sortira de la logique des puissances adossées à des idéologies nationalistes, et condamner toutes les logiques impériales. Autant de vœux pieux, malheureusement. Garder la foi.

Source:médiapart, Billet de blog 18 mars 2022

 

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