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Sans contrôle des prix, l’économie de marché mène au chaos

En matière de politique économique, certains termes ont tendance à déclencher des réactions particulièrement drastiques. L’un de ces termes est « expropriation ». L’expropriation est un fait largement accepté dans l’extraction du charbon et la construction d’autoroutes – aux États-Unis, elle est souvent appelée « domaine éminent » – mais lorsque, comme ce fut récemment le cas à Berlin, un référendum populaire propose des expropriations ciblées comme outil pour empêcher les loyers de devenir incontrôlables, le débat devient rapidement irrationnel et les gens commencent à lancer des comparaisons avec l’Union soviétique. Il semblerait que la pratique elle-même ne soit pas le problème ici, mais plutôt le degré de soutien public dont elle bénéficie.

Plus récemment, une controverse internationale a démontré que l’expression « contrôle des prix » déclenche la même réaction.

La politique peut-elle influencer activement les prix ? Et qu’est-ce que cela signifie ?

L’Allemagne de l’Est ou le Venezuela sont souvent les premiers pays évoqués lorsqu’on parle de contrôle des prix, mais ils ne sont pas les seuls à l’avoir mis en place. En décembre 2020, au milieu de la deuxième vague du COVID-19, les tests antigéniques rapides étaient en pénurie en Allemagne. En réaction, le ministère fédéral de la Santé a publié un décret plafonnant la marge des grossistes à quarante cents par test. C’est la procédure de fonctionnement habituelle dans le secteur de la santé en Allemagne. Sans ces mesures, il y avait un réel danger que l’augmentation drastique des taux de profit sur le chemin du consommateur puisse conduire à des augmentations de prix significatives – alors que les coûts de production restaient les mêmes.

C’est précisément ce type d’évolution indésirable qui se produit aujourd’hui à une échelle bien plus grande, les chaînes d’approvisionnement se brisant face à la pandémie, entraînant une baisse de l’offre alors que la demande reste stable, voire augmente. En parfaite conformité avec les principes du marché, cette situation est maintenant exploitée pour maximiser les profits, ce qui se traduit par des hausses de prix sensibles. L’inflation que nous connaissons actuellement, comme l’a récemment soutenu Isabella Weber dans le Guardian, est donc en partie alimentée par le mécanisme de profit. Dans cette situation, un contrôle temporaire des prix pourrait contribuer à ralentir certains moteurs de l’inflation et à gagner du temps jusqu’à ce que les chaînes d’approvisionnement soient à nouveau opérationnelles.

Cependant, plutôt que des arguments raisonnés, la proposition nuancée et sobre de Weber a été accueillie par une tempête polémique internationale. Paul Krugman a adopté un ton si condescendant qu’il a fini par s’excuser auprès de Weber et de ses 4,6 millions de followers sur Twitter. Le Süddeutsche Zeitung, pour sa part, a titré – de manière tout à fait inappropriée – « Nixon de gauche », qualifiant le professeur d’économie très estimé et internationalement reconnu comme un « outsider » dont l’expertise « réelle » se limite à l’économie chinoise.

Pourquoi sont-ils si courroucés ?

Les mots « contrôle des prix » déclenchent un réflexe défensif aigu, comme l’a récemment admis Adam Tooze : bien qu’il ait exprimé une certaine ouverture à l’égard de mesures concrètes, il a rejeté le terme « contrôle des prix », le jugeant « provocateur. »

C’est révélateur : en utilisant le terme « contrôle des prix », un pilier central de l’économie dominante a été remis en question (et par une femme, qui plus est). À savoir, la croyance que seul le mécanisme du marché peut résoudre les problèmes. Pourtant, cette doctrine n’est pas vraiment « la vérité », mais juste une conséquence amère de notre époque. Son nom ? Le néolibéralisme.

Il est grand temps de se rappeler que les « prix naturels » n’existent pas du tout. Que ce soit par le biais des taxes, des infrastructures ou des relations de propriété, toutes les conditions dans lesquelles une marchandise est produite, échangée et vendue sont déterminées socialement et politiquement, et peuvent donc être modifiées. En fait, il est impossible de ne pas influencer les prix.

À leur tour, les prix du marché ne sont pas non plus des « prix naturels », mais simplement des prix du marché – et ils ont tendance à être assez brutaux, surtout en temps de crise. À plus d’une occasion, il s’est avéré très bénéfique de ne pas faire aveuglément confiance à ces prix du marché libre. Weber l’a prouvé dans son livre primé sur la Chine. Et mes recherches sur l’histoire de l’Allemagne de l’Ouest après la guerre aboutissent à la même conclusion.

L’expression « contrôle des prix » met en évidence la longue histoire de dysfonctionnement du mécanisme de marché, ce qui explique aussi en partie pourquoi le débat rend tant d’économistes nerveux. L’argument légitime le plus important contre le contrôle des prix est celui de la « fonction de signalisation » des prix, qui garantirait une distribution efficace des ressources à moyen terme. Ce n’est pas très utile en temps de crise, mais je vais néanmoins proposer un compromis : plutôt que de contrôler les prix, pourquoi ne pas limiter les profits ?

L’histoire de l’émergence de l’économie sociale de marché en Allemagne s’avère étonnamment instructive à cet égard. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne de l’Ouest était en proie à des règles de tarification strictes, à des pénuries et au rationnement. Le ministre de l’Economie de l’époque, Ludwig Erhard, a prévu de mettre fin à ces conditions par le biais d’une « économie de marché libre » et d’une déréglementation complète des prix. Avec l’autorisation des occupants américains, il fait le premier pas dans cette direction avec une réforme monétaire lancée le 20 juin 1948.

Mais l’hypothèse d’Erhard selon laquelle les prix allaient bientôt « se stabiliser » s’est avérée erronée. Au lieu de cela, la hausse rapide des prix a conduit au désespoir et a été suivie par des manifestations de colère. Une solution est promise sous la forme du « programme StEG » : le matériel militaire excédentaire doit être réaffecté à une utilisation civile à grande échelle et introduit sur le marché. Néanmoins, les prix restent élevés et les bénéfices commerciaux continuent d’augmenter.

La situation ne change qu’avec des mesures administratives qui contredisent les convictions d’Erhard : le 6 septembre 1948, les autorités établissent des « prix maximums pour les consommateurs finaux » juridiquement contraignants et plafonnent les marges bénéficiaires à 20 pour cent. Ce n’est qu’après cette combinaison de contrôle des prix et de plafonnement des recettes que les prix ont finalement baissé – y compris ceux des biens « libres » concurrents. Le programme couronné de succès a pris fin en 1953, et Ludwig Erhard est devenu – de manière tout à fait absurde – un symbole de politique économique réussie.

Comme nous pouvons le constater, tous les chemins du contrôle des prix ne mènent pas au Venezuela. Mais si l’idée de « contrôle des prix » vous provoque toujours, alors bienvenue dans l’équipe du « plafonnement des marges » !

A propos de l’auteur

Uwe Fuhrmann est historien, il vit à Berlin et étudie l’histoire de l’économie sociale de marché et du mouvement syndical allemand.

Source : Jacobin Mag, Uwe Fuhrmann, 25-02-2022

Traduit par Loren Balhorn et les lecteurs du site Les Crises

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