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André Markowicz, 19 avril

19 avril
Nous sommes le 19 avril. Ceux qui me suivent depuis un certain temps le savent, le 19 avril, pour moi, c’est, réellement, un jour sacré. C’est le jour du début du deuxième soulèvement du ghetto de Varsovie. Ce jour-là, quelques centaines de jeunes gens (qui, pour la plupart, n'avaient plus personne au monde que leurs camarades, mais plus de famille) se sont levés. Seuls quelques dizaines ont survécu. Et tous les habitants qui se cachaient encore ont été massacrés. Et tout le ghetto a été réduit en ruines. Il ne restait plus pierre sur pierre, oui, le « visage de la terre » n’était plus que des monceaux de ruines d'abord fumantes puis justes froides — et malgré tout la résistance a continué bien après la mort de Mordechaï Anielewicz.
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Ce jour-là, j’ai un rituel à moi, pour le commémorer. Et aujourd’hui, bon, oui, je le suivrai aussi, ce rituel, mais, aujourd’hui, ce ne sont plus seulement les ombres des morts d’il y a quatre-vingts ans que je regarde, mais aussi ce qui se passe en Ukraine. Parce que, là-bas, des hommes qui parlent la langue que je parle avec ma mère, la langue à la laquelle je consacre ma vie, qui se comportent comme, réellement, des nazis.
Ils massacrent et ils violent, et chaque jour qui passe montre que ces massacres et que ces viols ne sont pas des actes isolés, mais qu’ils sont bien coordonnés, qu’ils entrent dans une stratégie de terreur et d’anéantissement. Aujourd’hui, la rhétorique nationaliste russe s’est déchaînée, en affichant sa vraie nature. Avant, il s'agissait de libérer du nazisme un peuple frère. Aujourd’hui, depuis que le peuple ukrainien résiste avec un tel acharnement, il s'agit de dire qu’il n'existe pas de peuple ukrainien en tant que tel, il ne doit exister que des Russes (je me demande que deviennent les Biélorusses — la propagande ne les mentionne jamais en tant que peuple), et que, par conséquent, les Ukrainiens doivent disparaître, tous, en tant qu’entité séparée. Cela, aujourd’hui, chacun peut l’entendre. Et c'était dit par Poutine lui-même. Hier, Olekseï Arestovitch (pour lequel j’éprouve un profond respect) disait qu’il y avait environ 120.000 enfants ukrainiens évacués en Russie, et que certains de ces enfants étaient séparés de leurs parents — et déclarés libres pour l’adoption. Je reviendrai sur ça, bien sûr. Parce que c’est comme tout ce qui se passe depuis le 24 février. C’est tellement énorme qu’on n'arrive pas à y croire, — et néanmoins la plupart de ces choses « énormes » s'avère factuelle. Et nous ne savons encore quasiment rien de ce qui se passe, et de ce qui s’est passé, à Marioupol, pour la population civile, pour ces centaines de milliers de personnes qui se sont trouvés là.
Les récits des témoins, des survivants, sont hallucinants. Je ne cesse d’en parler depuis le 24 février, et le monde entier en parle, évidemment.
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La bête hideuse, aujourd’hui, en Europe, parle russe. Mais ses victimes aussi, elles parlent russe — pour la plupart, dans l'Est de l’Ukraine, le Donbass et la région de Lougansk, la langue de communication normale est bien le russe, pas l'ukrainien — que tout le monde comprend, bien sûr.
Tous les jours, donc, cette « bête hideuse » montre sa face. Une face (pas un visage) qui, là encore, ne cesse de me laisser abasourdi. Pas que celle des massacres. Celle, aussi, de son impuissance, de son incroyable faiblesse.
L'armée russe compte en ce moment, sur le terrain, quelque chose comme 45.000 hommes. Elle a perdu, selon les sources, quelque chose comme 20.000 tués et, au moins, le double de blessés. C’est-à-dire qu’elle a perdu un homme sur deux. Pour palier à ce manque de soldats, la première méthode est, là encore, terrifiante : tous les hommes des « républiques » du Donbass et de Lougansk sont raflés et envoyés au front, tout de suite, sans préparation. Et se sont tuer. Jean-Marc Adolphe a parlé des musiciens de la Philarmonie de Donetsk qui se sont fait massacrer ainsi, — comme se sont fait massacrer en 1941 les membres des « milices populaires » que le régime de Staline envoyait sans armes contre les chars. Mais là encore, le calcul est simple : il s'agit d’Ukrainiens, même s’ils ont vécu depuis 2014 sous le contrôle des Russes. Et donc, leur mort n’a aucune importance : les Ukrainiens n’ont aucune importance. Même ceux que l'armée russe était censée sauver du « génocide » que dénonçait Poutine dans son discours du 24 février. Les hommes sont juste de la chair à canon, ou des cibles pour traquer les snipers. — Ils font comme ça, les Russes, à Marioupol : ils poussent en avant ces gens en uniformes russes, qui sont tout sauf des militaires, mais qu’ils fusilleraient s’ils faisaient mine de refuser d’avancer, et ils attendent qu’ils se fassent descendre par un sniper — qui ne sait pas, bien sûr, que le type qu’il vise est ukrainien. Et là, une fois qu’ils voient d’où est parti le coup de feu, ils font tirer au canon.
Les nazis, dans le ghetto de Varsovie, faisaient ça : ils prenaient des femmes, des enfants qu’ils trouvaient dans les ruines, dans les bunkers, et les faisaient avancer devant eux, pour que les combattants ne tirent pas, ou qu’ils tirent sur les leurs.
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La deuxième méthode pour pallier au manque d'effectifs est de mobiliser sans mobiliser vraiment, de rappeler tous ceux qui ont, à un moment ou un autre, signé un contrat avec l’armée. Mais ça ne marche que très peu. Parce que, parmi les Russes, même si la majorité de la population est censée approuver cette guerre (j’en doute de plus en plus), personne ne veut aller se battre, même pour de grosses sommes d'argent.
Et ça, imaginez, que confirment, réellement, des dizaines de sources : ces 45.000 hommes, c’est tout ce qui existe comme soldats disponibles dans l'armée russe en ce moment. Il n’y a personne d’autre, ou quasiment personne. Et une des raisons pour lesquelles l'offensive sur le Donbass a été si longue à se décider et n’est lancée massivement que, visiblement, aujourd’hui même, c’est que certains généraux essayaient de faire comprendre à Moscou que si, par exemple, les talibans attaquaient, à l'autre bout de la Russie, eh bien, il n’y aurait personne pour les stopper.
L'armée russe n’a pas les moyens d'intendance de mener la mobilisation générale qui mettrait 17 millions d'hommes sous les drapeaux. Il n’y a simplement pas assez d'armes pour ces 17 millions, il n’y a pas d'infrastructure pour l’alimentation, l’équipement. En fait, il n’y a rien. Il y a la structure nucléaire, il y a le FSB, il y a quelques troupes dites d'élite (qui se sont fait massacrer en premier), et il n’y a rien d’autre. La puissance militaire russe ne tient que dans sa partie nucléaire. Les troupes au sol ne sont rien. Quand on pense que c’est censé être la deuxième armée du monde, là encore, on en reste ébahi. La guerre montre au monde le vrai visage de la Russie : des villages-Potemkine. Rien.
Rien, — que la haine, et la rage, et la barbarie monstrueuse de son nationalisme.
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Une machine à broyer les humains, voilà ce que c’est que la Russie. Et ça, malheureusement, ça ne date pas d’aujourd'hui.
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Et moi je revois le regard de Marek Edelmann, dont je sais aujourd’hui que c’était bien lui que j’ai croisé par hasard dans un train de banlieue parisienne quand j'étais enfant (sa famille vivait en France, dans notre banlieue nord de Paris). Je sens encore sa main sur mon poignet, sur mes exostoses. Je sens son sourire, et celui de son épouse. J’ai ce viatique en moi — ces deux ou trois minutes pendant lesquelles deux vieilles personnes (pas si vieilles que ça, à l’époque), que je ne connaissais pas, auxquelles je n’ai jamais parlé, m’ont ramené à la tendresse humaine. Et c’est pour ça, mon rituel.
Source; facebook

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