Second tour : pour qui ont voté les électeurs de Mélenchon

Jean-Luc Mélenchon, au soir du premier tour, a pris soin de répéter sa consigne de ne pas donner « une seule voix à l’extrême droite » le 24 avril. Pour le reste, le chef de file de La France insoumise (LFI) a assumé, comme en 2017, de laisser son électorat maître à bord.

Même si la frontière, chez les électeurs et électrices du second tour, n’est pas parfaitement étanche avec le Rassemblement national (RN), la grande majorité du vote Mélenchon s’est finalement d’abord tournée vers Emmanuel Macron, puis vers l’abstention ou le vote blanc. « Au sein de cet électorat insoumis, on retrouve une dimension transversale à toute la gauche, note Bruno Cautrès, chercheur au Cevipof (Science Po), à savoir une adhésion aux valeurs de tolérance et de diversité, ce qui explique en partie ce report vers Emmanuel Macron, au titre d’un rejet absolu de Marine Le Pen. » 

Lors du meeting de Jean-Luc Mélenchon à Paris, le 20 mars 2022. © Photo Polyvios Anemoyannis / Hans Lucas via AFP

Pour celles et ceux qui se sont abstenus, ou qui ont voté blanc ou nul, « le dilemme moral semblait impossible à trancher » entre l’extrême droite et un président sortant à la politique largement contestée, relève aussi Bruno Cautrès, « ce qui s’est traduit par le retrait des urnes ou, pour les plus civiques, par le vote blanc, revendiqué alors comme un vote très expressif de désapprobation ». 

Le report vers Marine Le Pen, encore « résiduel » – il oscille entre 13 et 17 % selon les estimations (lire la Boîte noire) –, est néanmoins en progression par rapport à 2017, notamment et de manière spectaculaire dans les territoires ultramarins, même si leur population pèse très peu électoralement au regard de la population métropolitaine.

Dans les outre-mer, le « vote barrage » pour Marine Le Pen

Que ce soit en Martinique, en Guadeloupe ou à la Réunion, en effet, c’est peu dire que la consigne « pas une voix à Marine Le Pen » n’a pas eu l’effet escompté. Marine Le Pen s’impose largement devant Emmanuel Macron au second tour, grâce à un report massif des électeurs et électrices de Jean-Luc Mélenchon.

En Martinique, où le candidat de l’Union populaire était arrivé largement en tête le 10 avril avec 53 % des suffrages exprimés, nombre de celles et ceux qui avaient glissé un bulletin « Mélenchon » dans l’urne au premier tour ont glissé un bulletin « Le Pen » au second. Sur l’île, où la participation a augmenté (passant de 42 % le 10 avril à 45 % le 24 avril) entre les deux tours, la représentante de l’extrême droite a ainsi gagné 47 points, totalisant 60,8 % des voix (contre 39 % pour Emmanuel Macron). 

Selon nos projections, environ 50 000 électeurs et électrices qui avaient voté pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour auraient ainsi voté pour Marine Le Pen au second, quand 15 000 auraient voté pour Emmanuel Macron dimanche.

On retrouve un phénomène similaire à la Réunion, où 59 % des habitant·es ont voté pour Marine Le Pen le 24 avril. Entre les deux tours, on note là encore une forte progression de la participation, qui gagne plus de 6 points (de 53 % à plus de 59 %). Et là aussi, plusieurs milliers de voix mélenchonistes se sont reportées sur Marine Le Pen.

Pour Younous Omarjee, eurodéputé LFI réunionnais, il s’agit, dans les deux cas, d’un vote « insurrectionnel », qui serait « le signe de la souffrance sociale » dans le « pays ». « Les gens ont été très impactés par le quinquennat Macron, et la réforme du RSA a fini de coaliser tout le monde contre lui », déplore-t-il.

En Guadeloupe, seule région de France présidée par un élu La République en marche (LREM), Marine Le Pen, avec ses 69 % dimanche, améliore son score de près de 50 points (elle avait rassemblé 17 % des suffrages exprimés le 10 avril), alors que l’extrême droite cumulée (Marine Le Pen, Éric Zemmour et Nicolas Dupont-Aignan) au premier tour n’atteignait que 21,6 % des voix.

Sans aucun doute, c’est donc dans l’électorat de Jean-Luc Mélenchon que se trouve la différence. Même scénario en Guyane, où la candidate RN a totalisé 60 % des suffrages dimanche, soit 21 700 voix, alors que Mélenchon en avait rassemblé 18 000 au premier tour.Une porosité des électorats qui fait figure d’exception en France, affirme-t-on à La France insoumise, où Jean-Luc Mélenchon avait pourtant théorisé que « les Dom et les Tom » étaient « l’avant-garde » politique de la métropole. « Les outre-mer ont subi peut-être plus radicalement encore le quinquennat Macron, souligne Éric Coquerel, député insoumis, avec l’installation du passe sanitaire et du passe vaccinal qui faisait suite à différents scandales sanitaires, à de basiques problèmes d’eau courante, et l’envoi du GIGN… Ce vote exprime la colère chez des gens qui ne voient plus individuellement la différence entre Macron et l’extrême droite. Ils font barrage au président sortant en votant Le Pen. »

Outre l’histoire coloniale qui explique cette défiance et les problématiques sociales aiguës sur ces territoires, c’est dans les outre-mer que les consignes du gouvernement en matière de vaccination contre le Covid ont été le plus mal reçues (en Martinique, seulement la moitié de la population s’est fait vacciner).

Un sujet épineux sur lequel Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon ont pris soin de ne pas se positionner – ou sinon au minimum – depuis le début de la crise sanitaire. En décembre dernier, lors de la visite de Jean-Luc Mélenchon à Pointe-à-Pitre et à Fort-de-France, où LFI a fait activement campagne – contrairement à Marine Le Pen qui n’a, paradoxalement, jamais été la bienvenue aux Antilles –, l’Insoumis avait d’ailleurs plutôt collé aux arguments des récalcitrants à la vaccination. Il avait notamment relayé dans les médias les dires d’une cardiologue qui affirmait que le vaccin à ARN-messager pouvait avoir des interférences néfastes avec le chlordécone présent dans le sang des Antillais·es.

Plus globalement, « ce que cela veut dire, souligne Younous Omarjee, c’est que LFI, quand elle est présente, est le vrai barrage au vote du Rassemblement national. Quand on est présents, une majorité d’Ultramarins nous choisit ». Autre interprétation possible : les excellents scores de Jean-Luc Mélenchon au premier tour dans les outre-mer, dont il s’est d’ailleurs abondamment félicité, seraient moins l’effet de sa campagne que du rejet épidermique du président sortant.

Reste une autre question : pourquoi les classes populaires des quartiers de métropole ont-elles massivement fait barrage à Le Pen en votant Macron, alors que les classes populaires ultramarines ont au contraire fait barrage à Macron en votant Le Pen ? « Parce que, contrairement aux quartiers populaires à forte proportion d’immigrés, les Ultramarins se considèrent souvent comme les victimes de l’immigration, qu’elle vienne d’Haïti ou du Surinam », argue un Insoumis, bon connaisseur de ces territoires.

Dans les quartiers populaires urbains de la métropole, aucune ambiguïté

Au sein de l’électorat résidant en périphérie proche des centres urbains, c’est en effet l’inverse qui s’est produit, le vote Mélenchon se reportant nettement sur le vote Macron. Malgré des témoignages individuels parfois troublants, comme à La Paillade à Montpellier (lire ici le reportage de Nejma Brahim), l’analyse des scores obtenus entre le premier et le second tour de Mélenchon et d’Emmanuel Macron laisse peu de place au doute. Même les records d’abstention dans certains départements (Seine-Saint-Denis, Val-de-Marne, Val-d’Oise) ne changent rien à l’affaire.

Dans la région Île-de-France, le vote Mélenchon s’est transformé en vote barrage, puisque Emmanuel Macron atteint 73 % des suffrages exprimés au second tour, alors qu’il n’en avait rassemblé qu’un petit tiers, juste derrière Mélenchon, au premier tour. En Seine-Saint-Denis, où Jean-Luc Mélenchon (49 %) avait devancé Emmanuel Macron (20 %) et Marine Le Pen (11 %) au premier tour, le président sortant l’emporte aussi très largement, rassemblant là encore 73 % des suffrages contre Marine Le Pen, qui sous-performe par rapport à son score national (26 %). 

Dans les villes les plus populaires du département, la décrue de la participation entre les deux tours (moins 10 points à Saint-Denis, par exemple) démontre le peu d’appétence des catégories populaires pour le vote Macron, loin de la surmobilisation qui s’était faite jour le 10 avril, comme en témoignaient les queues devant les bureaux de vote. 

Toutefois, les reports du vote Mélenchon vers le vote Macron semblent relativement clairs. « Au premier tour, en positif, les habitants des quartiers populaires ont voté pour leurs intérêts en choisissant Jean-Luc Mélenchon, qui répondait aux différentes inégalités sociales, religieuses, écologiques dont ils sont victimes, commente Éric Coquerel. Au second tour, en négatif d’une certaine manière, ils votent à nouveau pour leurs intérêts en choisissant Macron pour éviter le pire. »  

Si l’on regarde à présent vers la banlieue lyonnaise paupérisée, qui abrite une forte proportion de Françaises et de Français d’origine étrangère, les chiffres sont également sans appel. Ainsi, à Vaulx-en-Velin, où la participation, très faible, a néanmoins connu un petit rebond le 24 avril, Emmanuel Macron a été élu uniquement grâce aux réserves mélenchonistes. Jean-Luc Mélenchon avait réuni 55 % des suffrages exprimés au premier tour, loin devant le président sortant et Marine Le Pen, ces trois-là effaçant presque les autres candidates et candidats de la carte électorale. Au second tour, Emmanuel Macron remporte plus de 71 % des suffrages exprimés (+ 54 points), Marine Le Pen ne grimpant que de 10 points par rapport à son score de premier tour. 

À Saint-Fons (lire notre série sur cette commune ici) ou Vénissieux, même scénario dans des proportions presque parfaites : le score (53 %) de Mélenchon, cumulé avec celui de Macron au premier tour (16 %), donne presque à la virgule près celui du président au second tour, 69 % des voix. Marine Le Pen double également son score, grâce au report Zemmour notamment, mais plafonne autour de 30 %.

Marseille, sous loupe, donne des résultats similaires. La ville avait voté massivement pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour. L’Insoumis y a récolté 31,12 % des suffrages exprimés. Au second tour, malgré une abstention qui s’envole à 35 % (et entre 40 et 50 % dans certains quartiers), Macron rafle la mise (69 %), Marine Le Pen n’arrivant en tête que dans les 10e et 11e arrondissements, abritant une population proche de la classe moyenne. 

Dans les arrondissements très populaires où Jean-Luc Mélenchon avait fait le plein le 10 avril 2022 (1er, 3e, 9e, et globalement tout le nord de la ville ), le score de Macron bénéficie nettement des voix de l’Insoumis : le président sortant fait 81 % dans le 1er arrondissement et 72 % dans le 3e, qui abrite le quartier de la Belle-de-Mai, l’un des plus pauvres d’Europe.

Dans les grandes villes, un passage fluide de Mélenchon à Macron

Le 10 avril dernier, remarquait le politiste Simon Persico, Jean-Luc Mélenchon raflait « les idéopôles, les grands centres urbains avec beaucoup de jeunes diplômés, plutôt favorables à la mondialisation, qui ont voté en faveur du candidat le mieux placé à gauche », à savoir Montpellier, Lille, Nantes, Rennes, Lyon, mais également des villes moyennes telles que Poitiers ou Villeurbanne. Cette « vague rouge grenat », pour partie composée de vote utile à gauche, s’est reportée sans trop de difficulté sur Emmanuel Macron, par rejet idéologique sans appel de Marine Le Pen. 

Ainsi, à Montpellier, le score de Macron au second tour (72 %) pourrait ressembler à l’addition de ses 22 % au premier et des 40 % de Mélenchon, complétés en partie par le reste des voix accordées aux candidatures de gauche, ayant obtenu dans les grandes villes des scores plus importants qu’ailleurs, celle de Yannick Jadot notamment. À Nantes, par exemple, où Jadot arrive troisième en obtenant environ quatre points de plus que son score national, ses voix plus les 33 % de Mélenchon, additionnés aux 29 % de Macron, permettent au président de réaliser presque la totalité de son total du second tour (81 %)

Dans les zones plus rurales, marquées par la crise des gilets jaunes, les votes s’éparpillent

Dans les territoires moins urbains, comme en Ariège, où Mélenchon est arrivé en tête au premier tour, la question des reports s’avère nettement plus contrastée. Le candidat insoumis a rassemblé dans ce département 26 % des suffrages exprimés au premier tour, devant Macron et Le Pen. Or Macron ne bat Marine Le Pen que de deux points au second tour. Marine Le Pen (24 % au premier tour), même en ajoutant les voix d’Éric Zemmour (6 %) et une partie de celles de Jean Lassalle (qui réalise le gros score de 8 %), a besoin d’une réserve de voix à gauche pour réaliser son score, 48,91 % au second tour.

On retrouve là également une ambivalence propre à un autre électorat plutôt volatil de Jean-Luc Mélenchon, celui des « gilets jaunes » (ou se reconnaissant comme tels). Aldo Rubert, doctorant en sciences sociales à Lausanne, travaille sur un groupe de gilets jaunes normands qu’il a suivis pendant toute cette campagne électorale. On y retrouve deux profils assez « traditionnels » de ce mouvement né en 2018 : d’abord celui des gilets jaunes socialisés à gauche, mais devenus très méfiants vis-à-vis des institutions syndicales notamment. Ensuite les primo-manifestants, sans engagement passé marqué, plus enclins à voter ou à partager des visions du monde proches de celles du Rassemblement national.

« Les élections approchant, tous ces gens-là, qui disaient d’ailleurs ne plus croire dans le système, ont pu se remobiliser, la campagne prenant de l’ampleur, explique Aldo Rubert. Or on ne vote jamais seul, l’opinion est également formée par l’entourage, d’autant plus dans un mouvement comme les gilets jaunes, où les sociabilités sont devenues structurantes pour nombre d’entre eux. »

Le doctorant en sociologie évoque ainsi cette femme gilet jaune ayant voté « Marine Le Pen toute sa vie, avec ce que la sociologie appelle une conscience de classe triangulaire forte – nous, et eux, les riches, mais aussi les “profiteurs”, souvent vus comme ceux qui ne travaillent pas ou les étrangers ». En 2022, pour la première fois, cette femme a voté pour la gauche radicale (Mélenchon) au premier tour. « Pour elle, par exemple, au sein de cette conscience de classe triangulaire, il y a un vote d’adhésion au premier tour pour Mélenchon, et au second pour Le Pen », confirme Aldo Rubert. 

« D’autres, pour qui le RN reste un truc de “fachos”, des gens plutôt socialisés à gauche, vont quand même voter Le Pen au second tour. Cette position s’est révélée nettement lors du débat d’entre-deux-tours, où ce qui rassemblait était le fait d’être contre Macron, poursuit le chercheur. On va souligner son arrogance, relever les punchlines de Le Pen à son encontre, mais aussi le soutien de la candidate d’extrême droite au RIC [référendum d’initiative citoyenne – ndlr], ou sa position sur les masques. » Aldo Rubert fait cette hypothèse : « Le gros des passages, entre Mélenchon et Le Pen, pourrait se retrouver dans ces catégories populaires où l’axe droite-gauche ne fait pas autant de sens qu’ailleurs, comme chez les gilets jaunes. »

 

Mathilde Goanec et Pauline Graulle

Médipart

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