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« Un parti ne peut plus à lui seul répondre au chaos climatique »

La séquence était parfaite. Une campagne présidentielle qui devait tenir en haleine le pays autour des inquiétudes prioritaires des Françaises et des Français – dont les bouleversements climatiques. Deux rapports alarmants du Giec publiés les 28 février et 4 avril. Un mouvement écolo qui a rythmé cette fenêtre politique d’une manifestation « Look up » le 12 mars, d’une grève scolaire pour le climat le 25 mars et d’une « Marche pour le futur » le 9 avril. Extinction Rebellion a même occupé durant trois jours la porte Saint-Denis, à Paris, durant l’entre-deux tours.

Et pourtant. La campagne de Yannick Jadot, candidat écologiste, s’est soldée le 10 avril par un piètre score de 4,6 % des suffrages. Jean-Luc Mélenchon, avec une vision planificatrice et une approche plus sociale de l’écologie, a recueilli 21,9 % des voix en ce premier tour, drainant une grande partie de l’électorat jeune et de la « génération climat ».

Manifestation « Look up » contre l'inaction climatique. 12 mars 2022, Lyon. © Photo : Nicolas Liponne / Hans Lucas.

Mais le 24 avril, l’écologie était totalement absente du scrutin. Le second tour a opposé deux personnes qui ne l’ont jamais considérée pour bâtir un programme politique, entre la volonté de Marine Le Pen de démanteler les éoliennes, et l’obsession productiviste d’Emmanuel Macron dans tous les domaines.

Rattraper un temps électoral à rebours du climat

Dans un entretien récemment accordé à Mediapart, le philosophe Bruno Latour, coauteur avec le sociologue Nikolaj Schultz de Mémo sur la nouvelle classe écologique (La Découverte, 2022), confiait : « Je reconnais qu’il est difficile, pour quelqu’un qui a écrit un mémo sur l’hégémonie potentielle, au niveau national ou mondial, de la classe écologique, de se retrouver à 4,5 %. »

François Gemenne, spécialiste des migrations environnementales à l’université de Liège et auteur du rapport du Giec, a affiché son soutien public à la candidature de Yannick Jadot. Pour Mediapart, il admet que, si la bataille culturelle sur le climat a été gagnée, « cette classe écologique latourienne reste confinée à des personnes hautement diplômées, blanches et urbaines. Ce sont des électeurs qui ont des conditions matérielles qui font qu’ils peuvent s’offrir le luxe de voter non pas pour eux-mêmes mais pour l’intérêt des plus vulnérables, des générations futures, des populations du Sud impactées par les dérèglements climatiques. »

« François Gemenne et Bruno Latour parlent d’échec de l’écologie suite au score d’EELV, mais ce n’était qu’une simple candidature, et c’est un discours surprenant quand on connaît le contre-exemple de l’Allemagne : la récente coalition avec les Verts donne lieu à une politique climatique beaucoup plus ambitieuse que celle de la France, estime Nicolas Haeringer, directeur des campagnes pour 350.org et activiste depuis le début des années 2000. Et c’est aller vite en besogne quant au score de l’Union populaire. Ensuite demeure la question de la technostructure et de la haute fonction publique : si Jean-Luc Mélenchon arrivait au pouvoir, son pire ennemi ne serait-il pas plutôt l’inspection des finances que Bruxelles ? »

Je ne crois plus à la forme “parti” comme force majoritaire.

François Gemenne, auteur du rapport du Giec et soutien de Yannick Jadot à la présidentielle

Pour ce militant, la temporalité des dérèglements climatiques s’est incroyablement accélérée, citant pour exemple la catastrophe climatique en cours en Inde et au Pakistan où un sixième de la population mondiale affronte une canicule létale : « Cette accélération fait que le temps électoral est à rebours de la réalité climatique. »

« Je ne crois plus à la forme “parti” comme force majoritaire. Je pariais sur le fait qu’on pouvait gagner en ayant une majorité conscientisée par les rapports du Giec, Greta Thunberg et les impacts déjà perceptibles du réchauffement, poursuit François Gemenne. Mais maintenant, je pense qu’on gagnera grâce à des minorités très déterminées dans les entreprises, dans les mairies, dans les universités, dans les luttes locales. »

« Un parti ne peut plus à lui seul répondre au chaos climatique. Le rapport de force sur le terrain demeure essentiel face au jeu électoral », juge pour sa part Léna Lazare, des Soulèvements de la Terre. Son collectif coordonne des organisations comme la Confédération paysanne, des mouvements de lutte locaux ou Extinction Rebellion, et a organisé diverses actions de désobéissance civile, comme l’occupation d’une usine Lafarge ou le démantèlement de bassines agricoles pour dénoncer l’accaparement de l’eau par certaines grandes exploitations agricoles. 

« Le rapport de force sur le terrain », c’est ce qu’ont essayé d’amplifier le 26 avril, soit le surlendemain de la réélection d’Emmanuel Macron, une cinquantaine de collectifs locaux à travers un appel à des actions de résistance écologique contre les projets climaticides.

« J’étais à l’action sur Vigneux-de-Bretagne (Loire-Atlantique) contre la construction d’une aire de service Total, témoigne Geneviève Coiffard-Grosdoy, retraitée et figure de la lutte contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Face au désastre en cours, il va falloir monter en puissance sur les blocages et les occupations au niveau des luttes de base, qui sont des chaudrons politiques locaux qui unissent militants écologistes, syndicalistes CGT, anarchistes, autonomes, etc. »

Emporter des victoires

Face à l’inaction politique, une certaine rhétorique de l’offensive est de plus en plus sonore au sein du mouvement climat. « Ce que l’on sent fortement, c’est une tendance à vouloir plus de radicalité et plus de local, indique à Mediapart Jean-François Julliard, directeur général de Greenpeace. Il est plus aisé de stopper l’installation d’un entrepôt Amazon sur son territoire que d’obtenir des changements systémiques à l’échelle d’un pays. Les militants veulent donc aller plus loin dans les actions de désobéissance civile. Mais n’empiler que des victoires locales ne suffit malheureusement pas. »

« La coordination de toutes les luttes contre les projets écocidaires est en train de devenir un mouvement social à part entière, c’est là que se joue aussi le mouvement climat à l’avenir, pense au contraire Léna Lazare. Ces luttes locales sont en train de se structurer pour élaborer des stratégies communes autour des jardins populaires, de la question de l’eau, de l’agro-industrie avec de nombreuses rencontres d’ici cet été. »

Pour les partisan⸱es des luttes radicales locales, ces mobilisations permettent de concrétiser et d’ancrer l’action climatique sur un territoire, a contrario des incantations gouvernementales à l’écologie.

« Il est plus facile de construire une écologie radicale et populaire, de tisser des liens avec des personnes d’horizons politiques différents quand on se retrouve ensemble sur un projet écocidaire qui nous impacte directement près de chez nous qu’autour d’un rapport du Giec. Ce sont aussi des espaces plus inclusifs que les grosses ONG », précise Léna Lazare.

Journaliste et auteur d’Écologies déviantes (Cambourakis, 2021), Cy Lecerf Maulpoix rappelle la répression crescendo qui s’est abattue sur les activistes écologistes depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron et qui est désormais à prendre en compte pour esquisser les stratégies du mouvement climat. « Plusieurs années marquées par une répression étatique, policière et judiciaire vis-à-vis des militant⸱es et des associations nous invitent à repenser en permanence nos modalités d’action dans la rue, à renforcer nos luttes dans les tribunaux, en passant par l’appel à la grève pour celles et ceux qui le peuvent, à des formes de sabotage organisé et d’actions discrètes collectives. »

Derrière ces volontés de densifier les combats contre les infrastructures climaticides, une partie du mouvement se veut critique des grandes marches pour le climat, lancées mi-2018, notamment après la démission de Nicolas Hulot de son poste de ministre de l’écologie sous le premier quinquennat Macron.

Léna Lazare poursuit : « Nous avons du mal à nous réinventer durant les mobilisations de masse. Je n’ai rien contre les grandes marches comme “Look up” ou la “Marche pour le futur”, mais c’est difficile d’y faire émerger des messages contre l’écologie libérale, individualiste ou autoritaire tellement ces mobilisations sont consensuelles. »

Si la seule réponse qu’on a face à l’urgence climatique c’est plus de radicalité sans stratégie, on a le risque de perdre.

Nicolas Haeringer, directeur de campagne pour 350.org

« Il faut continuer les grandes marches climat sans pour autant les multiplier à outrance, rétorque Jean-François Julliard de Greenpeace. Ces cortèges permettent de se compter mais aussi de se faire confiance pour ensuite faire collectivement des actions et tenter, toujours, de dépasser les audiences militantes. »

Nicolas Haeringer de 350.org préfère, lui, remobiliser de nouveau l’exemple Outre-Rhin où « le mouvement sait très bien articuler grandes marches et actions radicales contre l’industrie automobile ou minière. Si la seule réponse qu’on a face à l’urgence c’est plus de radicalité sans stratégie, on a le risque de perdre ».

Tempos stratégiques

L’attaque de l’Ukraine par l’armée russe a été un révélateur de notre dépendance aux énergies fossiles – la France dépend du gaz russe pour 23 % de sa consommation. Pour le philosophe Bruno Latour comme pour le militant Nicolas Haeringer, l’invasion de l’Ukraine est une occasion stratégique pour débattre collectivement de notre rapport au pétrole et au gaz. Pour ce dernier, « la question des sanctions russes et de Total en Russie peut faire point de bascule. L’AG de Total et une réunion extraordinaire du Conseil européen ont lieu fin mai, le G7 a lieu ensuite en juin en Allemagne... La gauche a toujours été le camp de la solidarité, de la paix et maintenant du climat, l’enjeu est de comment lier désormais tout cela ensemble. »

Le conflit en Ukraine est également venu rappeler que les groupes les plus vulnérables – les précaires, les femmes, les personnes racisées, en situation de handicap, les LGBT+ – sont les premiers exposés aux conséquences les plus dures des crises, qu’elles soient politiques ou climatiques. Cy Lecerf Maulpoix souligne ainsi comment le mouvement climat doit aussi prendre en considération le fait que la crise ukrainienne résonne avec les impacts futurs du chaos climatique. « La gestion politique et institutionnelle de la catastrophe, la hiérarchie entre les corps qui comptent, ceux que l’on estime digne de sauver, de mettre à l’abri, de faire traverser une frontière reste toujours déterminée par une vision très hétérocisnormative, très souvent raciste et, dans une certaine mesure, classiste. »

Au vu de la matrice fascisante actuelle, il est vraiment difficile de faire l’impasse sur les législatives.

Cy Lecerf Maulpoix, journaliste et auteur

Autre temps stratégique fort, celui des législatives de juin, qui plus est à l’heure où EELV et La France insoumise ont scellé un accord historique. Ce nouveau quinquennat, s’achevant en 2027, sera celui de la dernière chance face aux dérèglements climatiques qui nous imposent de diviser par deux nos rejets de gaz à effet de serre d’ici à la fin de la décennie. Un chantier titanesque, d’autant plus que l’État français a été récemment condamné deux fois pour son inaction climatique.

« Au vu de l’urgence climatique et de la matrice fascisante actuelle, il est vraiment difficile de faire l’impasse sur les législatives, pointe Cy Lecerf Maulpoix. Nous avons à mon sens à y peser le plus possible tout en multipliant les stratégies d’actions et à sortir de nos petites chapelles de pureté militante pour nouer de nouvelles formes d’échanges entre nos luttes. »

Mais, depuis son expérience de lutte à Notre-Dame-des-Landes, Geneviève Coiffard-Grosdoy tempère : « Avec cette VRépublique à bout de souffle, je ne crois pas qu’un changement de majorité à l’Assemblée nationale aurait de grandes conséquences face à un Emmanuel Macron qui pourrait user du 49.3 ou d’ordonnances. » Quant à François Gemenne, il alerte sur les risques de trop « diluer » la question sociale dans l’écologie, citant par exemple le blocage du prix de l’essence qu’il juge comme « une bonne mesure sociale certes, mais écologiquement délétère ».

Tisser des alliances

Le 1er mai dernier, le collectif « Plus jamais ça », qui réunit à la fois des organisations syndicales et écologistes comme Greenpeace, Solidaires ou la CGT, est venu défiler pour la première fois dans les rues de Paris afin de « défendre la justice sociale et écologique ». Le collectif s’était illustré en 2021 par son soutien à la grève des raffineurs de Grandpuits et à la lutte pour la sauvegarde de l’usine de papier recyclé de Chapelle Darblay.

« On veut continuer le travail avec les syndicats et on se voit en juin prochain pour réfléchir à la suite, avance Jean-François Julliard, de Greenpeace. On est sur de vraies avancées car Philippe Martinez de la CGT est venu à une de nos marches climat et là, des activistes climatiques sont venus en tant que tels au 1er mai. Il y a l’envie de continuer à rapprocher ces deux univers, écologique et syndical. »

Même si une figure médiatique comme Greta Thunberg a évolué dans son discours, moins centré sur les émissions de gaz à effet de serre et plus porté sur les questions de classe, de race ou les relations Nord-Sud, « il y a encore dans le mouvement climat des lacunes en termes de culture politique autour des enjeux sociaux, féministes et décoloniaux », concède Léna Lazare des Soulèvements de la Terre.

Le dernier rapport du Giec rappelle que l’Amérique du Nord et l’Europe sont historiquement responsables de près de 40 % des émissions de CO2 depuis 1850. Et entre 1970 et 2019, plus de 91 % des décès dus aux conditions météorologiques, climatiques et hydriques dans le monde se sont produits dans les pays du Sud.

« Chez Youth for Climate [la branche française du mouvement de jeunesse des grèves scolaires pour le climat Fridays for Future – ndlr] notamment, j’ai l’impression que l’articulation des luttes sociales et environnementales avec des perspectives féministes, décoloniales et queer résulte de la volonté de faire du mouvement climat un mouvement plus inclusif », analyse Cy Lecerf Maulpoix.

Au point que Nicolas Haeringer se demande si la fameuse classe écologique qu’appelle de ses vœux Bruno Latour ne serait pas générationnelle et donc incarnée par la jeunesse. Et Cy Lecerf Maulpoix de conclure : « La question climatique est peut-être en train de se recomposer à d’autres endroits, peut-être que c’est à partir d’un autre centre, d’autres luttes sociales, d’autres pratiques et d’autres réalités moins hégémoniques que pourra se retisser un mouvement écolo et politique plus perturbateur pour le pouvoir en place. »

Mickaël Correia

Médiapart

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